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Mort de Göksin Sipahioglu, sultan du photojournalisme

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En 1956, il débute par un scoop sur le Sinaï pour l’Istanbul Express. En 1999, il règne sur les 500 reporters de l’agence Sipa, qu’il a créée en 1973. Et tient tête aux offres de Bill Gates. Cette figure du photojournalisme, fondateur de Sipa, est décédé à l’age de 84 ans. Un géant de ce métier auquel je consacrais  en février 1999 ce long portrait dans les colonnes de l’Express:

«C’est injuste.» Dégageant son imposante stature de la profondeur de son fauteuil, Göksin Sipahioglu se dresse. Et, de sa voix traînante, glisse dans un soupire empreint de lassitude: «Je n’ai jamais douté de l’innocence des photographes. Au lendemain de la mort de Diana et de Dodi al-Fayed, j’étais pourtant bien seul. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir été le premier à le crier, au lendemain même de l’accident du tunnel de l’Alma: le chauffeur était saoul, ce type était fou…»

Sipahioglu revoit le film du drame, comme s’il avait eu lieu la veille. Avant de le ranger parmi tous les souvenirs qui peuplent une mémoire encombrée. Un vrai fourre-tout où se bousculent reportages au long cours, bourlingues amoureuses et scoops à la pelle… Le butin de toute une vie, des épaves du passé auxquelles ce conteur-né sait redonner, comme nul autre, saveur et valeur. Plus affectueux que déférents, ses familiers l’appellent «Sipa», tout simplement, ou encore «Göksin». Un personnage proprement étonnant. Mélange constant d’âpreté marchande et de générosité sans calcul, paradoxalement très slave, ce patron de presse peu connu, attaché à sa Turquie natale, fait figure de dinosaure aux yeux de toute une profession. L’épisode de la mort de la princesse de Galles et l’onde de choc qui s’ensuivit n’a pas réussi à entamer l’enthousiasme de ce Turc massif qui dirige, avec Sipa, l’une des très rares agences indépendantes du globe.

Mais visez donc le personnage! Un type hors norme. D’aucuns vous diront: un seigneur de la photo, si bien que le 11e Festival international du photojournalisme de Perpignan – Visa pour l’image – le célèbre comme il se doit cette année, jusqu’au 12 septembre, à la chapelle Saint-Dominique – à travers une rétrospective de son oeuvre. Une reconnaissance, car si son agence porte son nom, le grand public, qui peut aisément citer les noms d’Henri Cartier-Bresson ou de Raymond Depardon, il ignore jusqu’à l’existence de Göksin Sipahioglu – et «Sipa», à 72 ans, sort enfin de l’ombre grouillante où il s’est pourtant bâti une solide réputation, au point d’être reconnu comme l’un des chefs de file du photojournalisme dans le monde.

Comme tous les matins, au coeur du mois d’août, il est au bercail. C’est-à-dire au milieu de l’immense bureau qu’il occupe – faudrait-il dire, qu’il habite? – à raison d’une quinzaine d’heures par jour, boulevard Murat, à Paris, dans le XVIe arrondissement. Un coup d’oeil sur sa montre – il est 11 heures – un coup de fil à une ravissante assistante afin de vérifier l’identité du convive avec lequel il a pris rendez-vous aux alentours de 13 heures. Comme chaque jour, il ira déjeuner avec une personnalité du monde de la politique ou du show-biz. Et ce jeudi-là, c’est le préfet Bonnet qui figure sur son agenda, l’un des carnets les plus fournis de Paris. Déterminé, affable, roué, séducteur en diable avec, en sus, du brio: Sipahioglu est une poupée russe, l’un de ces bibelots insaisissables et dansants à l’intérieur duquel s’en dissimulent un autre, et un autre encore… Ce pourrait être une manière de masquer sa personnalité complexe, mais c’est aussi sa façon à lui d’engranger souvenirs et passions. D’abord, il y a cette silhouette élégante de sultan, immense, celle d’un mastard de 1,90 mètre, un collectionneur – notamment de conquêtes féminines – toujours bien vêtu, qui traîna, jeune, sa longue carcasse de basketteur professionnel sur les parquets d’Istanbul. Avant d’aller enfoncer, au début des années 50, en trois coups de ses épaules carrées, les portes d’un métier dont il est aujourd’hui l’un des parrains. Et puis, il y a cette chevelure blanche bien rangée, ces sourcils épais et ces rides profondes sculptant un visage mobile, qui respire la bonté et l’aisance tout orientale: «Sipa», c’est l’emblème d’une corporation. «Un homme doté d’une franchise rare», confie l’ancien patron de Paris Match, Roger Thérond. «Car quand il dit, il dit. Quand il fait, il fait.» «C’est notre muezzin», résume cet autre inconditionnel croisé dans les couloirs de l’agence.

Sa longue carrière, menée à bride abattue, a démarré par un coup de chance. Lorsque, jeune chroniqueur sportif à l’Istanbul Express, Göksin Sipahioglu se vit confier, en 1956, son tout premier reportage à l’étranger, avec la couverture de la guerre du Sinaï. Armé de deux appareils photo, dont un Rollei, qu’il avoue maintenant avoir eu «du mal à manipuler», confie-t-il dans un français chatoyant, hérité d’études effectuées au collège Saint-Joseph d’Istanbul. Le photographe débutant tombe sur un détachement de soldats égyptiens blessés. Il tient là son premier scoop, qui fera le tour du monde… L’engrenage se met alors en marche: Sipahioglu prend la rédaction en chef du quotidien qui l’emploie, avant de le transformer aussitôt. Affirmant la priorité de la photo, il lui redonne du lustre, avec, pour modèle, France-Soir, que dirige alors Pierre Lazareff, dont «Sipa» évoque la personnalité comme l’on parle d’une icône.

Et voilà Göksin qui se taille vite une réputation de chasseur d’images hors pair, révélant des qualités de reporter de choc qui lui valent alors d’entrer, en 1962, à Hürriyet, l’une des institutions de la presse turque, journal pour le compte duquel il sillonnera le monde. Sipahioglu est ainsi le premier journaliste à pénétrer en Albanie communiste; le seul

reporter à entrer clandestinement à Cuba, au moment de la crise des missiles; l’un des rares photographes aussi à sillonner l’Irak en catimini, au début des années 70, quand la presse occidentale en est alors bannie; le dénicheur, également, de la toute première photo connue du terroriste Carlos, que son oeil scanner identifia un jour au milieu de plusieurs milliers de photos anthropométriques! «Il a la baraka», disent toujours de lui ses zélateurs, comme ses détracteurs, tous effarés de voir le poisson mordre dès lors qu’il lance ses lignes.

Le 12 août, au matin, la pêche s’annonce bonne. Une trentaine de photographes dépêchés pour «couvrir» l’éclipse de soleil de la veille viennent de livrer leurs reportages; le prince Charles et Camilla ont été «shootés» en Turquie; Daniel Auteuil, de même – surpris en galante compagnie sur une plage de Saint-Tropez; tandis qu’une équipe de retour du Daguestan rapporte les premières photos du conflit; et qu’un coursier pétaradant fonce livrer à Paris Match les seuls clichés existants du cousin germain de John Kennedy Jr, dont on vient d’apprendre la disparition subite… Tel est le menu d’une journée ordinaire de la vie de Sipa. Rien que de très classique pourtant, à entendre le patron de l’agence: «Cela fait plus de trente ans que l’on fait appel à moi, dès qu’il s’agit de dénicher le cliché introuvable», affirme ce dernier, qui dit au passage adorer les «coups» (les coups fourrés s’il le faut, quand l’urgence d’une photo l’impose). Sipa, au nom immodeste, mais finalement si simple, est née en 1973. Installée d’abord avenue des Champs-Elysées, dans un réduit de quelques mètres carrés, loué 750 francs par mois, l’agence prend de l’ampleur quelques années plus tard, quand Sipahioglu et un noyau d’une dizaine de personnes investissent 170 mètres carrés rue de Berri.

Actuellement, Sipa compte 172 salariés et loge sur cinq étages dans un immeuble archimoderne, au fin fond du XVIe arrondissement de la capitale, 3 600 mètres carrés d’une ancienne fabrique de bazookas, dont les sous-sols cachaient un bunker: conservé, il abrite plusieurs tonnes d’archives, que protège de l’extérieur une lourde porte d’acier plombé. Tout aussi lestés sont les résultats financiers de la société: 6,4 millions de francs de chiffre d’affaires en 1979, aux alentours de 120 millions de francs en 1999. Après des années de creux et malgré une concurrence de plus en plus rude, le CA de Sipa n’a cessé de progresser. En particulier, ces trois dernières années: avec l’explosion du marché de la presse people, la relance de VSD, par le groupe Prisma, l’arrivée de la version française de l’espagnol Hola (Oh là!), le lancement d’Allô et, plus généralement, la part belle faite, depuis le début des années 90, par toute une partie de la presse magazine à la vie privée du gotha. Si bien que près de la moitié du chiffre d’affaires de Sipa dépend aujourd’hui des frasques d’une petite centaine de stars du show-business, qu’une armée de 500 photographes, travaillant en liaison avec l’agence, chasse, quotidiennement, à chaque coin du monde, quand elle n’est pas au Kosovo ou sur les pistes en Tartan de Séville.

Göksin Sipahioglu, esthète passionné, n’est jamais plus heureux que lorsqu’il raconte ses grandes chevauchées professionnelles d’antan. A présent, condamné, sous la pression du marché, à ratisser les retraites cachées de la jet-set, ses véritables aspirations se logent en fait ailleurs… Du coup, il n’en faut pas beaucoup à Göksin, que Roger Thérond dépeint, aussi, comme «quelqu’un d’habité par la créativité courageuse», pour évoquer, et avec quelle ferveur, ses trésors amassés au fil du temps: plusieurs dizaines de milliers de photos souvent issues de collections privées, pour la plupart rachetées à leurs propriétaires. La plus belle? Sans hésitation, à l’entendre, celle de Louis Dalmas: 10 000 négatifs – dont l’immense majorité de l’oeuvre de Raymond Depardon – achetés en 1973 à ce journaliste et réalisateur de renom, pour une bouchée de pain (200 000 francs) – «une belle affaire», concède aujourd’hui Göksin Sipahioglu. Pour le reste, c’est le tout-venant. L’agence Sipa a ainsi, en dépôt, une dizaine de catalogues qu’elle bichonne et commercialise – une activité lucrative et l’un des axes de développement de la société. Dernier client en date, TF 1, qui vient de lui confier ses archives – soit plusieurs dizaines de milliers de clichés, tout un pan de l’histoire de la télévision française.

Mais quel est donc l’ambition de Sipa? Solidement amarré à la barre de son navire, Göksin se défend de nourrir tout dessein personnel. Sauf celui de jouer le rôle d’un gestionnaire de bon sens rappelant à qui veut l’entendre l’inflexible rigueur d’un budget. Car il le sait: au premier faux pas les prédateurs qui le guettent n’en feront qu’une bouchée. C’est que l’affaire qu’il dirige attise les convoitises. Il n’est que de voir l’alignement des trophées ornant ses étagères: des dizaines de figurines en bronze glanées dans des festivals du monde entier, comme autant de récompenses qui viennent enjoliver l’histoire – et la valeur marchande – de l’agence.

Large sourire: oui, Sipa vaut de l’or. Et dans l’important mouvement de restructuration qui agite, depuis quelques années, le marché du photojournalisme, beaucoup s’interrogent sur la capacité de résistance d’une agence qui apparaît de plus en plus isolée face à l’offensive menée, à coup de millions de dollars, par les tycoons d’outre-Atlantique – et pas seulement des groupes dont les impératifs financiers s’éloignent souvent des aspirations d’une agence de presse. Le premier magnat à avoir jeté son dévolu sur l’une d’entre elles – la prestigieuse Liaison Agency, fondée en 1966 par Michel Bernard – est le milliardaire américain Mark Getty, fils du célèbre philanthrope Jean Paul Getty, pour la très modique somme de 51,6 millions de francs. C’était au mois de mai 1997 et, depuis, les choses se sont emballées. Développant une double stratégie fondée sur l’acquisition de fonds et la numérisation des clichés- ce que réalise, au

pas de charge, Göksin Sipahioglu, qui a investi plusieurs millions de francs à cet effet boulevard Murat – d’autres sont entrés sur le marché.

Commencer, d’abord, par le groupe The Image Bank, une filiale du géant Kodak, qui multiplie les acquisitions, et par le très boulimique patron de Microsoft, Bill Gates, dont la société Corbis vient de jeter son dévolu sur une autre grande agence française, Sygma. Fondée en 1989, Corbis, la banque d’images de Bill Gates, est rapidement devenue l’un des pionniers de la photographie numérique accessible sur Internet. Le fonds, évalué à 25 millions de clichés, recouvre une palette très vaste, de la photo historique aux portraits de célébrités, en passant par le photojournalisme et la photographie artistique: on y trouve ainsi les reproductions des oeuvres de la National Gallery, à Londres ou du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg.

Voilà en tout cas de quoi éveiller, en France, bien des préventions. Y compris jusqu’à l’Hôtel Matignon, où l’on verrait d’un mauvais oeil une partie de ce patrimoine culturel national filer à l’étranger. D’autant que l’inquiétude du gouvernement semble fondée, l’ogre Gates ayant encore faim. D’où une question: qu’en sera-t-il demain du sort de Gamma et de Sipa, deux agences franchement menacées de passer, à leur tour, sous la coupe de compagnies américaines? Connaissant de graves difficultés financières, la première semble désormais la plus exposée. Recherche du beau geste, réflexe nationaliste ou expression d’une volonté d’investir à leur tour un marché qualifié de prometteur, les groupes Hachette, Vivendi (propriétaire de L’Express) et Vendôme Investissement, qui ne confirment ni n’infirment la rumeur, examineraient, du coup, l’hypothèse d’un rachat de l’agence française. Viendront-ils à la rescousse?

L’autre cible est ce grand échalas de «Sipa». En effet, combien de fois n’a-t-on pas entendu ces derniers mois le nom de Corbis dans les couloirs de l’agence? Les hommes de Bill Gates ont tenté à plusieurs reprises d’épingler à leur tableau de chasse le géant septuagénaire. On chuchote qu’une offensive éclair aurait raison du photographe, qu’une offre juteuse emporterait vite les ultimes résistances du patriarche de l’agence. Après tout, vingt-cinq ans d’un règne quasi absolu, cela ne suffit-il pas? Göksin Sipahioglu, il est vrai, n’est pas un saint, et quelques dizaines de millions de francs pourraient bien faire l’affaire. Lui-même, d’ailleurs, le concède à demi-mot. Mais lorsque l’on a consacré toute une partie de son existence à une passion dévorante et qu’un beau matin deux contrôleurs de gestion fraîchement débarqués de New York exigent votre départ au plus vite en échange d’un joli chèque, cela ne passe pas. C’est ce qui s’est produit il y a quelques mois, quand deux des dirigeants de Corbis, mandatés par Bill Gates, se sont présentés au siège de l’agence. «J’étais, il est vrai, peut-être un peu las de me battre seul à la tête de mon groupe, confie Sipahioglu, et quelque part désireux de trouver, à l’époque, un partenaire solide et intelligent, capable de développer l’agence. Mais de là à placer ma tête sur le billot pour une poignée de dollars…» Et le ton est vite monté. Göksin et les Américains sont allés déjeuner dans l’une des bonnes tables que compte la capitale, La Grande Cascade, dans le bois de Boulogne. Les Yankees ont bu de l’eau, négligé la carte et parlé marge brute, contrôle de gestion et management. Sipa, lui, a goûté une bonne bouteille, déchiffré le menu et parlé clichés, reportages et collections. Les serveurs de cet établissement cossu ont vu, quant à eux, attablés face à face, deux comptables et un artiste aux mines tendues. Aujourd’hui, le photographe, qui n’a toujours pas digéré l’affront, évoque l’épisode en expliquant sobrement: «On ne demande pas à un peintre d’abandonner son chevalet à 70 ans…» Mais ceux qui assistèrent au retour tonitruant du boss entendirent un tout autre refrain. Sipahioglu, qui aime prendre un malin plaisir à aggraver ses colères de traits merveilleusement méchants, se mit à hurler: «Je ne vais tout de même pas signer avec des gens qui ne bouffent que des sandwichs!»

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