Une longue tête de cheval mélancolique à la crinière blanchie par le temps, un regard qui vrille et cette voix radiophonique qui plonge dans les graves et s’emmêle dans les mots. Jean-Luc Hees fait un insolite et attachant PDG de Radio France. Quand Nicolas Sarkozy l’a installé, il y a bientôt trois ans, à la tête de cette maison qui n’a de rond que la forme, on ne donnait pas cher de la peau du journaliste, grandi à France Inter et passé, contre toute attente, du statut de saltimbanque à celui de géomètre. Beaucoup, en effet, le voyaient s’enliser dans cette entreprise dévoreuse de PDG, mais il a su en conserver le leadership. Le voilà maintenant à la croisée des chemins, au pied d’une élection présidentielle qui ne sera pas sans effets sur l’organisation du paysage médiatique français. Cette échéance ne semble pas atteindre celui qui fait mine de promener sur les choses comme sur les hommes un regard d’une déconcertante nonchalance. Le mystère Hees.
Comment vit-on à la tête d’une telle maison sans avoir le sentiment d’être redevable à l’égard de celui qui vous a désigné, à savoir Nicolas Sarkozy ?
› Cela fait quarante-trois ans que j’exerce le métier de journaliste, dont quarante ans passés à Radio France, où je suis entré le 12 mars 1972. Et je ne pense pas avoir changé de point de vue à l’égard de ce métier, ni d’attitude à l’égard des politiques. J’ai un passé dans le journalisme et j’en connais les vicissitudes, comme les servitudes. Mais je ne me suis jamais senti redevable envers quiconque. J’imagine que Nicolas Sarkozy, que je ne connaissais pas avant de le rencontrer en février 2009, peu avant ma désignation, devait avoir une petite idée de mon profil. Or, quand je repense au nuage de soupçons qui a accompagné ma nomination, je continue à me dire que, pour que cette loi fonctionne, il lui fallait désigner sans doute quelqu’un qui ne soit pas une caricature de journaliste couché devant le pouvoir. N’avais-je pas été renvoyé dans mes foyers cinq ans plus tôt, alors que je dirigeais France Inter ? Nous avions même obtenu, un mois avant mon limogeage, le « prix de la meilleure radio de l’année » ! Si j’ai bonne mémoire, et je crois que c’est le cas, il y avait alors à l’Elysée quelqu’un qui s’appelait Chirac. Et que disait-on à mon propos à l’époque ? Que j’étais un journaliste « incontrôlable », c’est-à-dire, traduit par mes soins, libre et indépendant. J’avoue donc que ce climat de soupçon m’a pesé, m’a blessé parfois : déceler dans le regard, toujours anonyme, des autres, l’image d’un opportuniste n’est pas la chose la plus agréable qui soit.
Et il vous a fallu redoubler d’efforts pour faire taire le soupçon…
› Non, car c’était justement impossible : désigné par le chef de l’Etat, j’étais forcément suspect. Mais j’ai vécu cette période avec beaucoup d’ironie : ayant une mémoire d’éléphant, je me souviens des conditions dans lesquelles un certain nombre de mes prédécesseurs à ce poste, dans cette maison, ont été désignés par le passé : il y aurait beaucoup à dire. Il y a même parfois de quoi rire. Aussi insolite que cela puisse paraître, cette nomination par le président de la République, validée par le CSA, par le Sénat et l’Assemblée, m’a apporté une liberté totale : je n’ai jamais songé que Nicolas Sarkozy exercerait une pression sur moi, parce qu’il comprenait cette nouvelle loi, voulue par lui, mieux que quiconque. Et je peux jurer sur ce que j’ai de plus cher que Nicolas Sarkozy ne m’a jamais rien demandé. Jamais ! Je me souviens de ma première conversation avec le chef de l’Etat. Il avait pris la précaution de constater d’entrée qu’on ne se connaissait pas. Et, avec son langage, viril, il avait ajouté, tenant sans doute à me rassurer : « Vous avez ma parole d’homme. Je ne ferai rien qui puisse heurter votre conscience ou vos convictions. » « De quelles convictions parlez-vous ? lui avais-je demandé. Cela ne peut pas être mes convictions politiques, j’imagine ? » Et il m’avait répondu : « Non. Il s’agit de vos convictions de service public. » Ces propos m’ont tranquillisé et je suis forcé de constater qu’il a respecté à la lettre cet engagement. Je n’ai jamais subi la moindre intervention de sa part. Que voulez-vous que je dise ? Il a été impeccable.
On est loin du traitement musclé réservé par Nicolas Sarkozy à l’ancien PDG de France Télévisions, Patrick de Carolis. Est-ce à dire que la radio ne serait plus un enjeu politique ?
› Il est vrai que la télévision continue de polariser l’attention du politique, tous partis confondus. Mais peut-on dire d’un média de service public qui rassemble chaque jour 14 millions d’auditeurs qu’il ne pèse plus dans le débat démocratique ? Autant un responsable politique peut se focaliser sur un journal de 20 heures, autant il lui est impossible d’ignorer une maison comme la nôtre, qui dispose de 49 antennes. C’est aujourd’hui la plus grande entreprise culturelle française, et cela compte au moins autant, dans le crédit qu’on lui porte, que son traitement de l’actualité. Croyez-vous que les auditeurs de France Inter ou de France Culture, dont on connaît le profil sociologique et l’exigence, nous seraient restés fidèles si nous étions à la solde d’un pouvoir ?
Qu’est-ce qu’une radio de service public, en 2012, sachant qu’il n’y a pas une énorme différence entre les grilles de programmes d’Inter, de RTL ou d’Europe 1 ?
› France Info, France Culture, France Musique, FIP, le Mouv’, France Bleu et ses 43 stations décentralisées n’existeraient pas si la notion de service public n’était pas constitutive de notre ADN. Parce que c’est une radio généraliste, la question pourrait se poser à la rigueur pour France Inter, même s’il y a sur cette antenne, en termes d’information et de programmes, des spécificités qui sont propres au service public : l’éthique, la citoyenneté, le pluralisme, la diversité sont des notions importantes auxquelles je suis très attaché. D’où le succès indéniable de cette chaîne, qui engrange actuellement des audiences qu’elle n’avait pas connues depuis huit ans.
Avec une caractéristique qui veut qu’à Radio France, une majorité chassant l’autre, on accepte la décapitation d’équipes de direction entières, au nom de l’alternance…
› Et j’en sais quelque chose ! Cela m’a toujours surpris, bien sûr. Mis à pied, je me souviens avoir disparu des écrans radars en une journée. Et j’ai vu, et c’est tant mieux, France Inter continuer sur sa lancée. J’en ai déduit que la machine était plus forte que l’homme et que la maison était au-dessus des individus. Mais il est vrai que ces rituels, que je trouve très regrettables, peuvent soulever des problèmes de gouvernance à l’approche d’échéances électorales.
Car se pose la question du destin de celui qui préside…
› Bien évidemment. Chacun s’interroge, on vous jauge, on vous observe, parfois on vous provoque dans un tract, on prend votre température et tout cela est de nature à ralentir un peu le rythme de la machine. Mais rien ne me choque, j’en ai vu d’autres, et je comprends parfaitement qu’une entreprise de 4 600 personnes, dont 750 journalistes, au budget annuel de 650 millions d’euros, se pose des questions. Mais le plus rassurant, c’est de voir le paquebot continuer immuablement sa route. Mon destin individuel importe peu… sauf pour moi, peut-être.
On n’échappe pas à une certaine forme de schizophrénie quand on dirige une telle entreprise : un pied dans le journalisme, l’autre dans la gestion.
› Mais quel confort d’avoir un budget alloué et un contrat d’objectifs et de moyens négocié avec l’Etat ! Par ces temps de crise, c’est, croyez-moi, un vrai privilège. Pour le reste, j’ai appris à compter et je me suis entouré d’une équipe de gens compétents. Certes, je n’étais peut-être pas prédestiné à ce poste, je ne suis qu’un journaliste, mais j’ai endossé le costume, et je trouve qu’il ne me va pas si mal. Reste la frustration de mon métier de base, bien sûr, mais c’est un manque que je soigne en suivant attentivement mes antennes. Si j’interviens peu dans la direction quotidienne des différentes rédactions qui composent la galaxie Radio France, je tranche quand cela est nécessaire. Et il n’y a pas de tabous dans le dialogue que j’ai instauré, qu’il touche à la politique, à l’actualité en général ou aux programmes. Pardon de le rappeler, mais, en 2011, Radio France a gagné 1 million d’auditeurs. Je ne pense pas qu’ils soient venus sur nos antennes par le simple fait du hasard.
Pour le reste, j’ai fait mes gammes. Il y a, par exemple, un projet prégnant, légèrement anxiogène parce qu’aucune carte n’indique le chemin, et qu’il a fallu appréhender avec un minimum de prudence : c’est le multimédia. Ce projet est lancé, avec, à la clef, de gros développements à venir. J’avais besoin du meilleur concepteur pour réussir. Je l’ai trouvé. Il a révolutionné la maison, sans incantations et avec pragmatisme. Et nous allons investir 7 millions d’euros dans la constitution d’une plate-forme numérique ambitieuse, à laquelle participera une équipe de 150 personnes. Inutile de dire que c’est vital pour l’entreprise.
Internet, c’est aussi le règne du copier-coller : le contraire de ce que vous avez défendu tout au long de votre carrière.
› Et c’est parfois tragique. Mais je crois qu’au-delà du slogan et de l’étiquette, le service public a les moyens d’être, en la matière, une référence, de se distinguer en jouant sur la qualité et la culture de nos équipes. C’est en tout cas le principal objet de ce projet qui me tient à cœur. La révolution numérique n’est pas un gadget. C’est une porte sur le futur. Un peu de réflexion ne peut pas nuire dans la mise en œuvre d’une stratégie qui s’accompagne d’investissements importants. J’ai une sainte obsession de l’argent du contribuable.
Il est de bon ton de dire que les intellectuels, supplantés par les journalistes, ont déserté le débat public…
› C’est en partie vrai et regrettable. Je n’écoute pas les journalistes comme les intellectuels. Or ces voix manquent. Cela fait plusieurs mois que je discute avec le directeur de France Info, afin de dénicher le ou les chroniqueurs qui nous apporteraient un ton, une pensée, un souffle, un regard nouveaux. On cherche… C’est un peu la faute aux médias eux-mêmes : nombrilistes et autocentrés, ils se sont arrogé un rôle qui ne leur revient pas.
Avec le recul, ne regrettez-vous pas d’avoir sanctionné Stéphane Guillon et Didier Porte ?
› Aucunement ! Si l’on reprend l’« affaire » Guillon, le problème n’a jamais porté sur ses billets, même si je ne ris pas toujours de tout. Après tout, on a le droit d’être difficile, surtout en matière d’humour. Non, Guillon a poussé le bouchon un peu trop loin avec moi. Je ne pouvais pas accepter de me faire insulter par quelqu’un que cette maison emploie. Or cela s’est produit à trois reprises sur l’antenne de France Inter. C’était au moins deux fois de trop.
Un matin, j’ai entendu Guillon ironiser sur la mort, dans une catastrophe aérienne, du président polonais, imaginant Nicolas Sarkozy à sa place. Je n’ai pas trouvé cela très moral, pour le moins. Dans cette chronique « humoristique », on m’avait mis là, dans la cour de l’Elysée, pleurant à chaudes larmes sur le cercueil du défunt qui, dans la bouche de Guillon, était devenu « mon deuxième père ». Or il se trouve qu’on ne peut pas plaisanter sur ce sujet. Il y a des limites à l’impérieux et maladif besoin de salir. Mon père était un homme exemplaire sur le chapitre qui m’importe le plus : l’honneur. Il a été résistant pendant la guerre, un homme brave et un brave homme. J’ai viré Guillon. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Vous voulez que je vous dise : je m’en contrefiche. l
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mars 21, 2012
On le croit ! Pour s’être donné le titre universitaire le plus prestigieux de Professeur Sorbonnard en Humorologie…
mars 21, 2012
Pov’cheri. Il a traite mon papa. D’habitude c’est quand on insulte sa mere qu’on reagit mal.
mars 21, 2012
« J’ai une saintes obsession de l’argent du contribuable. » (J. L. Hees)C’est pourquoi vous avez insisté pour envoyer 200 personnes (journalistes, techniciens, etc.)de Radio France, à New-York en 2011 pour commémorer les 10 ans du 9-11! Etait-ce bien justifié d’envoyer autant de monde?
mars 28, 2012
pas besoin qu’il demande mr Hees va au devant de ses souhaits .
avril 16, 2012
A bientôt les plumes et le goudron en compagnie de Val!!!!!!!!!
Synergie ou es-tu?????????????????
août 31, 2012
C’est une vieille habitude du prince Hees de virer les chroniqueurs sans prévenir, et dans le mépris des personnes et du droit du travail.
Avant Guillon et Porte, on se souvient de l’écrivain Martin Winckler, viré du jour au lendemain alors qu’il n’avait jamais insulté personne.
Si M. Hees veut refaire l’histoire comme ça l’arrange, les tribunaux sont là pour rappeler qu’il y a des lois pour protéger les salariés, même les humoristes.
Les méthodes de voyous doivent elles perdurer dans le service public ?
Que ce monsieur prenne bien vite sa retraite et ne fasse plus supporter ses colères qu’aux roses de son jardin.