La silhouette n’avait pas changé, identifiable entre mille. Du moins pour qui se souvient du « Canal » des années 80-90, médiatico-branchouilles, people avant l’heure : une décadence festive qu’Alain de Greef portait haut à la boutonnière. Des soirées tabagiques passées à réinventer le petit écran et à vider des culots de grands crus en compagnie de Pierre Lescure et Michel Thoulouze, ses compagnons de virées, une folie créatrice et tapageuse qui l’avait conduit à jeter sur les fonts baptismaux Nulle Part Ailleurs, Groland et le Guignols, des dérives nocturnes dont il émergeait avec une idée lumineuse régurgitée au milieu de borborygmes incompréhensibles: De tout cela ce clochard céleste en fut. Jusqu’à plus d’heure. Jusqu’à plus soif. Au bout de la nuit. Jusqu’au bout de la vie aussi.
Visage émacié, sourire doux, cet homme de télévision semblait toujours en équilibre au bord du vide. La voix avait ces lenteurs de gens embrumés, mais le verbe était précis. Petits maux d’amour : cet écorché vif donna à Canal+, dont il forgea à lui seul l’identité, ses lettres de noblesse. Santé déglinguée par les excès, ambitions jamais rassasiées, rêves parfois fracassés sur les hésitations d’un PDG, ancien grand commis de l’Etat, André Rousselet, qui s’inquiétait des ruades de ce vendeur de gris-gris capable de toutes les sorcellerie et audaces, à qui il avait pourtant laissé un chèque en blanc: ce saltimbanque anar, délicieusement anachronique, n’a jamais trouvé d’héritier dans un métier devenu le règne du formatage et de la monétisation, où la part d’audience a tué la création.
Toute sa vie Alain de Greef aura défié les lois de la gravité d’une profession qui le regardait comme un druide plongé dans ses alambics, d’où il sortait des concepts d’émissions nés d’une imagination débridée. Imposant la dictature de ses rêves de programmateur et coupant les mains aux empoigneurs du réel, ce magicien étrangement mal connu du grand public possédait une lampe de lecture extralucide. Reclus chez lui où il luttait contre un cancer, l’homme gardait un œil aiguisé sur son métier : capable de retomber en télévision comme on retombe en enfance, il continuait de soliloquer brillamment sur son art. Les lambeaux de sa gloire élimée continuent de hanter la maison « Canal». Inclinons-nous devant la gourmandise de ce buveur d’étoiles.
juin 30, 2015
Excellent article