ImmediaS

L’image d’un ministre tout sourire donnant l’accolade à un chef d’entreprise rayonnant a quelque part scellé la réputation d’une chaîne  longtemps regardée (effet de loupe) comme la courroie de transmission de la droite au pouvoir : elle montre Edouard Balladur, alors ministre des Finances du gouvernement Chirac, recevoir des mains de Francis Bouygues un chèque de 3 milliards de francs.

C’était il y a vingt trois ans : le 16 avril 1987, Bouygues père  topait avec un fringant ministre des Finances et mettait la main sur une chaîne, TF1, qui fera  huit ans plus tard sa campagne à grands roulements de tambour. La privatisation de TF1 devenait alors effective. Le marchand de béton l’avait emporté de haute lutte sur le marchand de canons, Jean-Luc Lagardère, au terme d’une mémorable audition, réalisée le 3 avril 1987, devant les membres de la Commission Nationale de la Communication et des Libertés (CNCL), l’ancêtre du CSA.

De ce jour, TF1 n’a pu se départir d’une image de chaîne partisane et ce malgré tous les efforts déployés, notamment  par sa nouvelle équipe dirigeante incarnée par son PDG, Nonce Paolini. Si les charges répétées d‘Arnaud Montebourg, relayé  par Benoît Hamon,  nous renvoient à l’époque pas si lointaine où la gauche stigmatisait les liens de consanguinité de TF1 avec l’appareil chiraco-sarkozyste, elles ont le mérite de poser la question: cette chaîne véhicule t-elle des valeurs conservatrices? La Une est-elle de droite?

Il est de bon ton de dénoncer à gauche, depuis la privatisation de cette entreprise, les liens d’amitié qui unissent Martin Bouygues au chef de l’Etat,  des liens de connivence qui suffisent pour expliquer, du côté du PS, la « dérive droitière » de ce média. Tout cela est un peu schématique. Une analyse rapide permet de constater, en effet, que malgré la proximité de Nicolas Sarkozy – il est le témoin (avec Bernard Arnault) de son premier mariage avec Cécilia, et le parrain de son fils Louis – cet industriel n’a rien gagné avec la victoire de son ami à la présidentielle de 2007: dossier Alsthom, quatrième licence de téléphonie mobile, réglementions audiovisuelles, taxations diverses… ces trois premières années de la présidence  Sarkozy  n’ont bénéficié en rien à l’actuel propriétaire de TF1, pour qui cette chaîne n’a jamais rempli en trois ans le rôle de levier qu’elle a pu jouer à la fin des années 80 et au début des années 90.

En ce qui concerne maintenant le traitement de la politique sur TF1, là encore, il faut raison garder et s’en référer à la stricte réalité: les chiffres du CSA l’attestent, TF1 est dans les clous, l’équilibre chronométré des temps de parole droite-gauche est respecté à la lettre et jamais cette chaîne n’a été prise en flagrant délit de dérive partisane. D’ailleurs, Arnaud  Montebourg n’y fait guère allusion dans son réquisitoire. Tout son discours accusateur consiste à dénoncer la tonalité générale des journaux de cette chaîne, des « JT » qui suinteraient une idéologie malsaine, qui véhiculeraient des valeurs dangereuses pour la démocratie.

Si l’on peut qualifier le journal de 13 heures de Jean-Pierre Pernault de « clochemerlesque » et de populiste, si l’on peut regretter que celui de 20 heures de Claire Chazal s’appesantisse parfois trop sur des sujets –immigration, délinquance, faits divers- qui trouvent un écho auprès d’une frange d’une opinion conservatrice, il faut rappeler que les études réalisées par l’Ina ou le CSA montrent que la part des sujets traités liés aux questions d’immigration ou de délinquance ne sont pas plus importants sur TF1 que sur les autres grandes chaînes du PAF.

On en revient donc au péché originel de «La Une» : née sur les fonts baptismaux d’une majorité de droite et prise en 1995 en flagrant délit de balladurisme échevelé, la voilà encore et toujours sur la sellette. Arnaud Montebourg, qui s’est trouvé de manière très démagogique un os à ronger – à l’instar de François Bayrou en 2007 – aura pourtant du mal à convaincre. Et la gauche à mon sens devrait faire preuve de retenue et de pudeur, de s’abstenir de menacer ainsi TF1 d’une loi qui instaurerait de nouveaux seuils de concentration dans un paysage audiovisuel déjà terriblement corseté de textes et d’obligations en tous genres.

Si la gauche avec François Mitterrand émancipa le paysage audiovisuel français comme jamais, en faisant bouger les lignes, elle fut aussi à l’origine de la mise en place d’un «spoil system» implacable, dont Laurent Fabius, alors Premier ministre, qui hurle aujourd’hui avec la meute, fut l’un des chantres.

Si le Parti socialiste a profondément réformé, il a aussi, comme la droite en 1986, muselé des rédactions mises au pas. C’est ainsi que la « fatwa » de Montebourg et consorts a quelque chose de suranné et de détestable. Avec cette  sortie, l’intéressé  renvoie son camp à des pratiques et une période que l’on pensait révolues.

Mais si cet élu socialiste a pu s’engouffrer dans la brèche et enfourcher, sans que personne ne s’en offusque vraiment, un tel cheval de bataille, c’est que TF1 est fragile.

Cette chaîne qui a délibérément choisit d’oblitérer la vie politique de sa ligne éditoriale a finit par se couper d’une grande partie de cette même classe politique, justement. La disparition d’émissions politiques proprement dites, (depuis le fameux 7 sur 7 d’Anne Sinclair), tout comme l’absence à l’antenne d’éditorialistes et la quasi-absence d’invités politiques en plateau (sauf évènement), ont désincarné, aseptisé une chaîne où les « immersions » en banlieue, à grands roulements de mécaniques, sont devenues la griffe.

Je l’ai déjà dit: une chaîne de télévision de cette puissance ne peut pas ignorer ce qui fait l’essence même d’une démocratie. Francis Bouygues, l’ayant parfaitement intégré, avait poussé l’exercice au point de transformer TF1 en une entreprise de clientélisme efficace. Drôle d’époque : il ne se passait pas une semaine  sans que Jack Lang, Jean-Pierre Chevènement, Martine Aubry, Laurent Fabius, à gauche, Edouard Balladur, Philippe Douste Blazy, Charles Pasqua, à droite, qui étaient tous chez eux à TF1, prennent leur tour. Instrument de lobbying particulièrement rodé, TF1 avait pour ainsi dire affermé la classe politique tout entière.

Rien de tel aujourd’hui. A vouloir s’éviter les désagréments et les pièges, « La Une» a préféré laisser les politiques à sa porte. Et développer un concept de chaîne où la fiction, les séries américaines et la télé-réalité, font l’audience. Un choix qu’elle risque le moment venu de  payer au prix fort