«On me demande souvent d’expliquer les raisons pour lesquelles je me suis mis à peindre. Un de mes livres – édité, publié, distribué – a été interdit à la vente. Il a été retiré des librairies, des FNAC, des Virgin, des points de vente des gares… J’ai assisté à une scène gare de l’Est : des types prennent mon livre des mains de lecteurs et le rangent dans des cartons. Terminé.
Cela a été un déclic. Interdit d’écrire, il me fallait trouver un ressort. Au cœur d’une affaire d’Etat, balancé entre les mensonges des uns et les pressions des autres, mon histoire personnelle prenait au printemps 2006 une tournure si complexe, qu’aucun article, aucun livre, aucun film ne pouvait, à mes yeux, la restituer. La rendre intelligible. Tout cela – ce cirque médiatique, ce barnum judiciaire, ce délire financier, cette tragicomédie politique – devenait si improbable, si intéressant, qu’il fallait m’élever, prendre du recul. Je savais que le temps jouait pour moi. L’art évite les palabres inutiles. Tout est sur la toile. Tout est sur la toile, surtout ce qui n’y est pas. J’ai commencé par imprimer des listings bancaires – ceux de Clearstream – sur des toiles. Puis j’ai écrit sur ces listings. La confrontation de ces deux univers – le langage froid et numérique de l’argent, mon écriture rageuse ou hésitante – créait une émotion doublée d’un paradoxe. C’était le début… »
Journaliste et personnage clé de l’affaire Clearstream, dossier qu’il a investigué et feuilletonné des années durant, jusqu’à l’épuisement, avant obtenir gain de cause dans toutes les procédures intentées à son encontre, Denis Robert explique en ces termes, sur la page d’accueil de la galerie W, à Paris, (où il expose ses œuvres jusqu’à la mi-juillet), les raisons qui l’ont poussé à transposer sur la toile ce qu’il ne parvenait pas toujours à retranscrire en librairie ou dans les journaux auxquels il a collaboré. De l’art comme expression journalistique ? Explication.
Avez-vous simplement transposé dans la peinture ce que vous évoquiez avec votre stylo ?
Denis Robert : Non, dire cela serait simplifier ma démarche à l’extrême. En revanche, je crois avoir contribué à faire bouger les frontières. Car à un moment donné de mon histoire, pris dans l’étau d’une société verrouillée médiatiquement, j’ai eu le sentiment que quoique je dise ou écrive, on ne me m’entendait plus. Je n’étais plus audible. Il fallait que je continue à pouvoir m’exprimer et la peinture m’a permis de trouver un biais inattendu, un mode d’expression.
C’est ainsi que je m’inspire souvent de l’actualité ou d’un fait précis qui a attiré mon attention avant de jeter sur une toile ce qu’il traduit ou m’inspire après enquête. J’ai notamment réalisé un tableau qui s’intitule « Complot à Manhattan ». Cette toile, qui relève d’un vrai travail journalistique, s’inspire d’une affaire que j’avais lue dans un grand quotidien américain : l’entente secrète de neuf grandes banques qui s’étaient entendues sous le manteau autour de la mise en place de chambres de compensation.
Même chose pour ce tableau tout récent que j’ai intitulé Consanguin, (ci-dessus) : Rien n’y est inventé, tout y est cohérent, chaque nom qui y figure est le résultat d’une enquête sur les entrelacs du monde de l’industrie et de la finance mondiale, soumis à l’influence des oligarques russes. Vous avez là la photographie fidèle d’une enquête qui a tout de journalistique.
Vous avez peint votre première toile en 2008 : Qui vient-on voir aujourd’hui, le journaliste ou l’artiste ?
Sans prétention aucune, je dirai de plus en plus l’artiste. Je me souviens que mon tout premier acheteur, en 2008, était quelqu’un qui connaissait le Denis Robert journaliste et acteur de l’affaire Clearstream. Or mon second acheteur vint de Miami: il ne me connaissait pas et ne parlait même pas le français. J’ai eu la faiblesse de croire qu’il aimait tout simplement ce qu’il avait sous les yeux. Cela m’a libéré. Cela m’a délivré un peu de cette affaire qui m’a tellement accaparé et dont je ne pensais pas sortir totalement indemne. Aujourd’hui, la page Clearstream est tournée. J’ai trouvé un prolongement à mon métier, une passerelle. Il y a désormais ma peinture et le reste du métier. Et les deux s’imbriquent.
Sur quelle enquête travaillez-vous ?
Il ne s’agit pas d’une enquête à proprement parler, mais d’un documentaire pour France 3 sur un conflit ouvrier qui remonte aux années 80. Intitulé « Munch, les derniers combats de la classe ouvrière », il raconte trois années d’un conflit qui fit date. Et il n’est pas dit que je retranscrive le moment venu sur la toile quelques-uns des témoignages de ces ouvriers que j’ai retrouvé et écouté»
Le directeur de la galerie W, Eric Landau, de son côté, n’est pas avare d’éloges à l’égard de celui dont il promeut depuis 2008 la démarche. « Il est rare d’écrire une page d’histoire aux côtés d’un journaliste de cette trempe. J’ai vu Denis Robert passer d’un statut de Don Quichotte à celui d’une sentinelle de notre époque. C’est un plasticien en devenir qui a su donner un sens à notre métier de galeriste. Tout comme le journaliste, l’artiste fait de l’investigation: or Denis Robert applique à son art les règles de son métier d’origine. Et c’est parce qu’il lui devenait difficile, voire impossible, de restituer dans les médias le fruit de son travail et de ses enquêtes qu’il a choisit cette voie. C’est une belle démarche que nous avons décidé d’accompagner et de soutenir ».
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