Décimée après l’attentat du 7 janvier et noyée soudainement sous une pluie d’argent, l’équipe de l’hebdomadaire satirique tente de se dessiner un avenir. Un défi humain autant qu’éditorial pour une famille meurtrie dans sa chair et dans son âme.
Anne Hidalgo voit rouge. Le jour où la presse révèle l’arrondissement où se situe l’immeuble, déniché par ses services, que l’équipe de Charlie Hebdo compte prochainement investir, la maire de Paris, qui tient alors à conserver secrète cette information, pour des raisons évidentes de sécurité, est furieuse. C’est le président du directoire du Monde, Louis Dreyfus, qui avait le premier, parmi les patrons de presse, démarché l’édile afin que la rédaction décimée de l’hebdomadaire satirique, aujourd’hui retranchée dans les locaux de Libération, se trouve un nouveau pied-à-terre.
Dans la discrétion la plus totale, des représentants de Charlie visitent les lieux. Ils en examinent minutieusement la configuration. Sondent les soubassements de l’entrée de l’immeuble pour s’assurer de pouvoir y enchâsser une épaisse porte blindée. Photographient toutes les pièces, évaluées chacune comme un bunker. Imaginent, enfin, ce que pourrait être leur vie, demain, dans cette forteresse qui aura aussi des allures de coffre-fort abritant les millions d’euros tombés du ciel, fruit d’un formidable élan populaire. Charlie aujourd’hui ? Une caverne d’Ali Baba habitée par une famille d’éclopés, condamnés à vie à la claustration depuis que les événements du 7 janvier 2015 ont jeté un linceul sur dix de ses collaborateurs et deux policiers.
Comment dessiner l’avenir de ce titre ? Comment gérer cette pluie d’argent tombée sur un champ de ruines, sans rompre avec l’histoire et les fondamentaux d’un journal désormais sous Prozac, qui a perdu de sa spontanéité et de son insolence, et où règne désormais l’inquiétude ? La question est dans toutes les têtes, toutes les discussions de la rédaction. Car ce pactole – une vingtaine de millions d’euros au total, dont 4,2 millions de dons de particuliers et d’entreprises – fait presque tache au milieu d’une équipe qui dit ressentir « le besoin urgent d’un semblant de normalité », selon la formule du journaliste Laurent Léger, un des rescapés du massacre, qui parle d’une « reconstruction psychologique immensément difficile ».*
Il y a bien sûr les morts et la disparition d’une génération qui forgea l’histoire du titre (Cabu, Charb, Wolinski, Tignous et les autres), mais on oublie trop ceux que ce drame a fracassés dans leur chair. Comme le dessinateur Riss, touché à l’épaule droite, qui vient d’être réhospitalisé, le 25 février. Simon Fieschi, le webmaster du journal, grièvement frappé à la colonne vertébrale et dont la mobilité est peut-être compromise. Ou encore l’écrivain et critique littéraire Philippe Lançon, atteint à la mâchoire, et qui va d’opération en opération. Entre traumas et peurs lancinantes, les rescapés vivent au jour le jour. Désormais à la tête de l’hebdomadaire, Riss, Laurent Sourisseau de son vrai nom, vit dans un appartement protégé jusqu’à son palier par une armada de policiers. Voilà peu, deux pigeons qui se bécotaient bruyamment sur une gouttière surplombant le salon déclenchèrent l’alerte : inquiet des mouvements qu’il entendait sur le toit, le dessinateur appela les policiers, avant que le GIGN ne débarque lourdement armé.
Liquider l’héritage de Philippe Val, « en toute transparence »
Impossible, indécent même, de parler de paranoïa quand la menace est latente. Recluse dans les locaux de Libération, la petite équipe tente de réinventer un semblant de vie de journal et implore le calme. Durant quelques jours, un panneau a même été placardé sur la porte donnant accès à la rédaction, destiné à repousser les importuns : « Interdit aux journalistes ». Comme si, derrière cette porte, vivait une collectivité coupée du monde et de son métier. Cet écriteau n’était que l’expression de la volonté de se protéger de la tornade médiatique et des monceaux de sollicitations qui assaillent une famille décomposée et claquemurée : interviews, colloques, expositions, conférences, reportages, visites d’écoles ou d’universités… Pas un jour sans que des dizaines de demandes affluent. Ces sollicitations, une communicante de renom, Anne Hommel, véritable cerbère du journal (et aussi bouclier de DSK, dont elle est très proche), est chargée de les trier et de les filtrer.
« Ils ont besoin de paix », souffle-t-elle, refusant d’évoquer les questions qui taraudent l’équipe de Charlie. A commencer par celle-ci, urgente : comment redessiner l’avenir non seulement éditorial, mais capitalistique et financier du titre ? « On attend la fin de la séquence médiatique pour clarifier les choses », explique sobrement Richard Malka. Voilà vingt-deux ans que l’avocat du journal tire les ficelles en coulisses. Sitôt rentré de Lille, où, quinze jours durant, il a assisté Dominique Strauss-Kahn, dont il est aussi le conseil, il s’est remis à l’établi.
Une évidence s’impose pourtant : l’après-Charb est en marche. Symbole de Charlie Hebdo, l’ancien directeur de la rédaction, abattu par les frères Kouachi, possédait 40 % du journal. Riss (son successeur) et Eric Portheault (le cogérant du titre) se partagent le reste du capital. Qu’advient-il des parts du premier ? La question est l’objet de discussions en cours. A l’unanimité, les rescapés du journal ont plaidé pour une indispensable refonte de son capital. Décidés à « liquider » l’héritage de Philippe Val – une figure cardinale de l’histoire de Charlie Hebdo –, ses héritiers, barons et soutiers, journalistes, maquettistes et employés, exigent aujourd’hui un aggiornamento, c’est-à-dire une remise à plat « sur des bases saines et en toute transparence », soulignent nombre d’entre eux. Laurent Léger souhaite ainsi que cette tragédie soit l’occasion d’un nouveau démarrage.
Longtemps, l’argent – ce poison – a été à l’origine de tensions. Au sein de Charlie, les propriétaires de parts se sont souvent vu implicitement reprocher leur statut. Encore plus aujourd’hui : « Charlie n’a pas une culture anticapitaliste, mais une culture a-capitaliste. On y rejette l’organisation en entreprise », relève l’un des chroniqueurs, qui évoque un vrai malaise. Une série d’aménagements, destinés à refondre la physionomie financière du titre, est à l’étude. L’une des hypothèses consisterait à redistribuer le capital de Charlie à l’ensemble de ses collaborateurs, tandis qu’une part pourrait être déclarée non cessible, de manière à préserver une minorité de blocage ou de contrôle en cas de conflit. Autre piste : la création d’une nouvelle société éditrice, dont les dirigeants seraient désignés par l’ensemble des salariés. Enfin, le recours à une fondation, chargée de gérer les fonds issus des dons et des ventes, est également envisagé pour assurer la pérennité du titre.
L’argent est là, mais quel journal proposer, et qui pour le réaliser ?
Force est de constater, en effet, que l’histoire de cet hebdo s’est nourrie de tout temps de crises paroxystiques, sur fond de haines rancies et de querelles de gros sous. De tout temps… Par une décision de justice en date du 20 janvier 1993, François Cavanna (autre figure historique, disparue en janvier 2014) se voit désigné comme le seul titulaire de la marque Charlie Hebdo (le journal et la société immobilière attenante). Il la cède, en 1995, en toute légalité, aux éditions Rotative, contrôlées par Philippe Val, Cabu, Gébé, Bernard Maris et Renaud, en échange d’une bouchée de pain (0,4 % du chiffre d’affaires !). Vingt ans ont passé et Bernard Dartevelle, l’avocat de Cavanna à l’époque, dit ne toujours pas avoir digéré cet épisode et parle de « spoliation morale »…
Ce passé gluant, celles et ceux qui n’ont pas vécu les années de déchirements veulent le purger. Chichement payées, et jusque-là reléguées en marge de l’équipe fondatrice, les petites mains du journal, notamment au sein de la rédaction technique, soutenues par ceux que l’on a baptisés les « historiques du 7 janvier », souhaitent que ce drame soit l’occasion de tourner la page « Kalachnikov » – du nom de la société éditrice du titre, dont Philippe Val, ancien directeur de France Inter, était la figure de proue. Premier signe du virage annoncé, l’ensemble des collaborateurs de Charlie Hebdo toucheront une prime substantielle à la fin d’avril, ainsi qu’une augmentation de salaire non moins importante. Une goutte d’eau puisée dans les réserves dont dispose le journal : les ventes extraordinaires de Charlie depuis la tragédie (plus de 10 millions d’exemplaires cumulés à ce jour, et quelque 260 000 abonnements souscrits) assurent à présent la survie de l’hebdomadaire pour de très longues années.
Restent les deux questions de fond : quel journal proposer aux lecteurs et quelle équipe pour le réaliser ? Car si l’argent est là, les stigmates des événements, conjugués avec la fatigue et la prise d’anxiolytiques à haute dose, brident la créativité et les enthousiasmes d’une rédaction atteinte dans son âme comme dans sa chair. Pour Philippe Val, interrogé par une chaîne de télévision suisse, « la bataille est perdue, les terroristes ont gagné ». Enfermé dans un symbole, Charlie serait condamné. « Comment retrouver de la folie, imaginer la suite, quand la réalité nous enjoint de rester raisonnables ? » se demande d’ailleurs Laurent Léger, soucieux de garder l’espoir, mais qui pointe du doigt l’atonie légitime d’une équipe KO debout, ainsi que l’absence cruelle d’une génération susceptible de prendre la relève sur les planches à dessin. « Il y a plus de maréchaux-ferrants que de dessinateurs de presse en France », explique l’un d’entre eux, Jul, un ancien de Charlie. Wolinski lui-même avait l’habitude de rappeler qu’« il faut dix ans pour faire un bon dessinateur de presse ». Pourtant, les bonnes volontés affluent. Aux coups de main ponctuels de quelques crayons ou fusains amis, à l’image de Pétillon, viennent s’ajouter ces centaines de dessins adressés au journal par des anonymes. Mais n’est pas Cabu qui veut…
Promise pour septembre, une nouvelle formule est à l’étude, sans que l’on sache si la rédaction en place trouvera d’ici là les Tignous ou les Wolinski de demain. Peu probable. Quant à embaucher de nouvelles plumes, là aussi la tâche est complexe : même si certaines signatures se sont manifestées, on ne se bouscule pas pour rejoindre un journal prisonnier de sa tragédie. « Nous sommes tous les rédacteurs en chef de nous-mêmes », résumait récemment le caricaturiste Luz. Seuls face à leur destin. Mais lequel ?
mars 22, 2015
Journal de Charb: panier de crabes ?